Ma première mère, celle qui m’a conçue et mise au monde, avait un trou dans la tête. Elle était une jeune adulte, ou peut-être encore une fillette, car aucune femme vietnamienne n’aurait osé porter un enfant sans porter un jonc au doigt.
Ma deuxième mère, celle qui m’a cueillie dans un potager au milieu des plants d’okra, avait un trou dans la foi. Elle ne croyait plus aux gens, surtout quand ils parlaient. Alors, elle s’est retirée dans une paillote, loin des bras puissants du Mékong, pour réciter des prières en sanskrit.
Ma troisième mère, celle qui m’a vue tenter mes premiers pas, est devenue Maman, ma Maman. Ce matin-là, elle a voulu ouvrir ses bras de nouveau. Alors, elle a ouvert les volets de sa chambre, qui jusqu’à ce jour étaient restés fermés. Au loin, dans la lumière chaude, elle m’a vue et je suis devenue sa fille. Elle m’a donné une seconde naissance.
Mãn a grandi sans rêver… C’est son nom qui veut ça, son nom qui signifie “parfaitement comblée” et lui impose un état de satisfaction constant. Car les noms des choses, comme ceux des gens sont importants, ainsi celui de sa mère, Nhẫn, patience… sa troisième mère, celle qui l’a trouvée, protégée, aimée et mariée enfin, pour qu’elle ne manque de rien, qu’elle ait un avenir ailleurs.
Loin d’elle, loin du Vietnam, Mãn a cherché la sérénité dans sa mémoire, dans les gestes inlassables et les odeurs d’enfances des plats qu’elle prépare chaque jour dans la cuisine du restaurant montréalais de son époux. Ainsi elle fait revivre ses souvenirs, un à la fois, le plat du jour… Souvenir d’une ville, d’une rue, d’une rivière, d’un parfum, jamais plus d’un plat, rarement le même, et les clients ont afflué ; et la vie a suivi son cours. Élevée dans une certaine idée de son devoir et de sa place, elle n’aurait jamais l’idée d’aspirer à autre chose pourtant l’amitié de Julie, la québécoise, la presque-soeur, va transformer sa vie à un point qu’elle peine à percevoir. Toujours en recherche de sens, dans les mots qu’elle comprend mal, les plats qu’elle transforme, les gestes qu’elle n’ose pas, elle décrypte sans cesse un monde qui lui reste extérieur jusqu’à ce qu’elle se trouve enfin, là où, sans doute, elle n’a pas sa place, à moins que…
Kim Thui excelle à traduire cet entre-deux où se réfugient ceux qui ne sont plus de nulle part, elle nous chuchote à l’oreille, en confidence, les pensées de Mãn, la pudeur d’une mère, le quotidien d’une guerre, quelques mots, de courts chapitres, deux vies, des poèmes, l’amour enfin… son style chatoyant nous effleure, délicat et léger comme une aile de papillon, d’une douceur presque insupportable avec juste une pointe d’amertume pour l’espoir. Exquis !
Man – Kim Thui – 2013 – Éditions libre expression, Québec – Liana Levy, France



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