“Ce ne sera pas une explication de soi.
Elle ne regardera en elle-même
que pour y retrouver le monde.”
Toutes les images disparaîtront
En effeuillant les images, tantôt sépia tantôt couleur, de l’album d’une vie, les souvenirs remontent à la surface, moins les souvenirs de soi que les images du monde ayant laissé une trace dans la mémoire : image fugace, publicité, mots entendus, repas de famille. À travers 60 ans de vie, Annie Ernaud nous tend un étrange miroir ou se reflètent le monde tel que nous l’avons vécu, perçu ou peut être hérité. L’écriture distanciée de l’autrice – cette fameuse écriture blanche tant célébrée, tant décriée – nous permet étrangement de nous immerger dans ces souvenirs qui sont peut-être les siens ou ceux du monde ou même les nôtres et ressuscite paradoxalement les émotions qu’elle se garde de porter. Une étrange mélodie mémorielle, poignante, insistante, qui vous reste longtemps en tête, qui vous pousse à réfléchir, à vous souvenir…
Les Années est le premier ouvrage de Annie Ernaud que je lis. Mais pourquoi donc alors que je lis quasiment n’importe quoi depuis toujours – étant comme chacun sait une lectrice compulsive, boulimique et d’autres lieux ? Parce que jusqu’ici j’étais vaguement persuadée que cette autrice faisait dans l’autofiction, genre égotiste, nombriliste et sans grand intérêt. Et puis le jury Nobel l’a choisie et puis les hordes se sont déchaînées et comme parfois* ce sont les détracteurs autant que les laudateurs qui m’ont donné envie car dire du mal met étrangement en lumière l’essence des écrits. Ainsi donc tout à coup, la question se posait autrement mais comme étais-je passé à côté pendant tant d’années alors que ce dont elle parle – et semble-t-il inlassablement – est typiquement ce qui me touche et me fait réfléchir ? Comment et pourquoi ? Et bien disons que – comme dirait un personnage de film**, l’intox avait été bien menée. Car égotiste, on est très loin du compte. En explorant l’expérience vécue, la sienne en l’espèce, c’est le monde que Annie Ernaud ausculte, consulte, restitue. Le monde d’après guerre d’une transclasse qui après avoir eu honte de ses origines n’a cessé de rendre la parole à ceux qui l’ont eu si peu. Un trajet qui me parle, me renvoie à ma famille, des images, des odeurs, des sensations héritées en partie car il y a une génération entre moi et l’autrice mais néanmoins tout une vie d’images qui remontent en boucle en prenant une autre épaisseur, en ouvrant d’autres significations, de nouveaux champs de méditations. Magistral !
Les Années – Annie Ernaud – 2010 – Gallimard
*C’est aussi comme cela – à cause d’une critique bas de plafond – que j’avais lu King kong theorie et, par là même, Virginie Despentes pour la première fois. Je n’avais pas regretté non plus !
**Breakfast club, vous aviez trouvé ?