Les falsificateurs – Les éclaireurs – Les producteurs

falsificateursAu début des années quatre-vingt-dix, Sliv Dartunghuver, jeune islandais tout juste diplômé en géographie trouve un emploi fort avantageux dans un cabinet d’enquêtes environnementales. Très vite cependant, son recruteur lui apprend que le cabinet – outre ses activités environnementales – sert de couverture en Islande aux activités d’une société secrète multinationale, le Centre de falsification du réel, CFR donc, qui comme son nom l’indique a pour vocation de créer de toutes pièces des scénarios – historiques, scientifiques, artistiques – appuyés par un maquillage rigoureux des sources et destinés à donner – en quelque sorte – quelques coups de pouce à la réalité. Ainsi dans les années cinquante, un agent bien inspiré aurait donné un nouvel élan à la conquête spatiale en inventant une chienne – Laika – supposée premier être vivant – et soviétique – dans l’espace. De quoi faire rêver tout jeune homme un tant soit peu imaginatif. Un écueil toutefois, le CFR étant une organisation secrète et pyramidale, seules les instances supérieures en connaissent son but – ses agents eux, en ignorent tout… Premier dilemme éthique pour Sliv qui sera suivi de beaucoup d’autres. Car sans en dire trop, sachant qu’il s’agit d’une trilogie dont le troisième opus vient de sortir, vous pensez bien que Sliv va non seulement accepter la proposition de son nouveau mentor mais de surcroît se révéler rapidement une recrue de choix et un scénariste hors pairs.
Comment résumer l’effet assez incroyable que m’ont fait ces trois romans, lus d’une traite – trois en trois jours – avec une jubilation de presque tous les instants. Antoine Bello joue ici avec tous les codes du roman d’espionnage classique mais en brodant une histoire – de multiples histoires pourrait-on dire – des plus originales ; une histoire qui traite de la réalité, de la perception et de la manipulation, une histoire enlevée, prenante et souvent drolatique, une histoire enfin d’une grande largeur de vue, ancrée dans le rationnel, le contemporain et la mondialisation. On y croise des personnages de tous horizons et de toutes nationalités, qui se posent les questions essentielles d’aujourd’hui, sans trouver de réponses sans doute mais en ayant le mérite d’en débattre.
Bien sûr, vous ne saurez rien ici qui puisse gâcher votre plaisir de lecture, disons simplement que le premier opus traite du démiurge, du falsificateur qui s’intoxique à jouer avec la réalité des autres au point d’en oublier les contours voire d’ignorer les limites entre la fiction qui se moule docilement à l’imagination et le réel qui refuse parfois durement de plier. Le second oles-eclaireurs,M18451pus, qui commence quelques jours à peine avant le 11 septembre 2001, traite plutôt du cas des “autres”, ceux qui croient, les aveuglés, les mystifiés pourrait-on dire mais le sont-ils vraiment ? Ou choisissent-ils consciemment ou non – le roman traite des deux cas – ce qu’ils ont envie de croire… Au passage l’auteur me semble régler quelques comptes avec une certaine Amérique – celle de la passivité, du renoncement, de l’aveuglement plus ou moins volontaire, celle des années Bush en somme mais peut être pas uniquement. Quand au troisième tome qui commence pendant la campagne d’Obama ou nos falsificateurs pensent avoir potentiellement un rôle a jouer mais débattent âprement des limites éthiques de ce rôle, il s’interroge sur la matière même de la réalité – celle des souvenirs autant que celle des archives – et s’épanouit dans les nouveaux questionnements d’un monde quadrillé par internet, dont l’existence avait d’abord réjouit nos falsificateurs – pirater une base de données prenant moins de temps et laissant moins de traces que créer de toutes pièces une fausse carte du XIVe – avant qu’ils ne se rendent compte qu’elle les mettait sur la sellette, soumis à la vigilance d’yeux innombrables et de multiples micro-experts auto proclamés mais aussi en concurrence avec de nouveaux créateurs d’histoires bien moins vraisemblables ou vérifiables que les leurs mais pourtant étonnamment suivies par une opinion qui ne sait plus faire le tri entre le vrai, le vraisemblable et le non fondé, entre un avis d’expert et une croyance, entre un consensus scientifique et une théorie délirante, dans un monde enfin où, puisque tout peut être vrai, plus rien ne l’est et où, pire, tout se vaut…
producteur Après un premier tome mené tambour battant et une petite baisse de rythme dans le second, dû aux longuets (à mon goût) développements géopolitiques autour de l’intervention américaine en Irak – mais entendons nous, j’ai beaucoup aimé Les éclaireurs ne serait-ce que parce qu’on y apprend enfin la grande finalité du CFR, encore un moment jubilatoire – le troisième commence en fanfare avec un scénario qui m’a fait hurler de rire – et pourtant le thème de la campagne Obama ne m’inspirait guère au départ – pour continuer par une invention véritablement grandiose : une civilisation antique au complet, avec éruption volcanique, fouilles sous-marines, coffre au trésor, codex quadricentenaires et une bonne dose de nouvelles technologies… tout cela dans l’espoir – mais réussiront-ils ? – de promouvoir la concorde, ce qui me semble un idéal des plus louables.
Pendant ma lecture, J’imaginais clore ce longuissime billet d’un triomphant et lapidaire “Éloge de la fiction”, en forme de petit clin d’oeil à un précédent roman de l’auteur. Car c’est réellement de cela qu’il s’agit, un éloge échevelé de l’imagination, une ode bondissante à l’inventivité des hommes et à la richesse des mondes inventés ou réels. Mais ça, c’était avant de lire la dernière partie de cette étonnante trilogie et sa toute dernière phrase, je laisse donc le dernier mot à l’auteur. Rien ne résiste à la littérature !
Les falsificateurs (2007) – Les éclaireurs (2009) – Les producteurs (2015) – Antoine Bello – Gallimard
L’avis de Papillon qui m’a donné envie
PS : J’avais beaucoup aimé du même auteur l’Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet, (qui explore également quelques facettes inattendues de la falsification du réel finalement). Comme je le dis toujours, quelqu’un qui connait aussi bien Dame Agatha ne peut pas être entièrement mauvais.

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