« Le nom lui vient comme ça. Elle ne croit pas l’avoir jamais entendu. A-t-elle connu quelqu’un qui le portait ? L’a-t-elle aperçu sur un blason dans une église ? Est-il inspiré de la rivière et la belle vallée de l’Ayre qu’elle connait si bien ? Vient-il de l’air, ou du feu, peut-être ? Il y aura du feu et de la colère dans son livre, il sera en guerre contre le monde tel qu’il est. Injuste ! Injuste ! Colère visionnaire : elle est celle qui voit maintenant pour son père. Le voyeur, l’observateur, c’est elle. Jane si ordinaire, Emily Jane, le deuxième prénom de sa soeur chérie, Jane, si proche de Jeanne, la courageuse Jeanne d’Arc, Jane si proche de Janet, Jeannette, la petite Jane. Un nom qui évoque le devoir et la tristesse, l’enfance et l’obéissance mais aussi le courage et la liberté, un nom d’elfe, un nom de fée, mi-esprit, mi-chair. Lumière dans la nuit, vérité au milieu de l’hypocrisie. Le nom de quelqu’un qui voit : Jane Eyre. »
Dans la pénombre et le silence d’une chambre étrangère où son père se remet lentement d’une opération des yeux, Charlotte rêve, imagine, se souvient. Blessée par un énième refus d’éditeurs – son livre et ceux de ses sœurs encore une fois incompris. Elle se prend à imaginer une autre histoire, une autre revanche, sur son éducation sans tendresse, les deuils trop précoces, la rigidité de son père, la folie de son frère, son amour sans retour. Et Jane prend vie !
La vie des Brontë est une source intarissable d’inspiration pour les écrivains, exégètes et cinéastes en tout genre. Comment trois sœurs, filles d’un pasteur du fin fond du Yorshire, restées pour l’essentiel célibataires et mortes si jeunes ont-elles pu marquer à ce point la littérature. Parce qu’il n’était pas besoin de Jasper Fforde pour nous le dire – bien qu’il ait été fort bien inspiré d’en avoir pris la peine, le monde des livres serait différent sans Jane Eyre et les Hauts de Hurlevent. Sarah Kohler se glisse ici tour à tour dans l’esprit de Charlotte, l’ainée pragmatique, d’Emilie, l’esprit sauvage et libre, d’Anne, la petit dernière réfléchie, de leur père – tellement déçu par son fils et oublieux de ses filles et nous brosse en creux l’histoire de la naissance d’un chef d’oeuvre depuis le nom du personnage central jusqu’à son succès en librairie – un peu tard peut-être pour le bonheur des Brontë mais juste à temps pour le nôtre. Un beau roman qui fait revivre avec grâce l’ambiance d’une époque, la difficulté d’y être femme, les souffrances d’une famille et les affres de la création. Entêtant !
Quand j’étais Jane Eyre – Sheila Kohler – 2011 – traduit de l’anglais par Michèle Hechter – Quai Voltaire 2012
PS : Si vous n’avez pas compris l’allusion, courez toute affaire cessante vous offrir l’Affaire Jane Eyre de Jasper FForde et revenez me dire ce que vous pensez de Thursday Next. (D’ailleurs je m’en rends compte au moment d’insérer mon lien, il a fait l’objet du tout premier billet de ce modeste blog il y a près de huit ans de cela, si si si)
PPS : Le seul bémol avec ce livre c’est qu’on en ressort avec une brave envie de lire ou relire tous les Brontë en commençant par Jane Eyre – et après je n’avance pas dans mes lecture moi !
Lu dans le cadre du mois anglais des dames Cryssilda, Lou et Titine…