À Roberval, la scierie est en grève. Les ouvrières et les ouvriers sont bien d’accord : il faut qu’on entende leurs demandes. On étant leur patron ou plutôt le fils de l’ancien patron – il y a une nuance. De son côté, ce dernier, tout en protestant haut et fort, se félicite de la situation, bien décidé à faire de cette grève – qui vire vite au Lock out – une occasion d’engranger un peu plus de profit. Mais à mesure que le conflit s’enlise, le mécontentement monte, mue, fermente en une spirale de violence qui tient plus de la dynamite que du conflit policé. Les individualités s’affrontent, les heurts se multiplient. Et au milieu de cette ville en ébullition, se promène Querelle. Personnification du refus de cet ordre établi qui entend se maintenir et se reproduire dans l’opulence, arrimant les sans-grades dans la misère, verrouillant les destins, oubliant parfois que la violence feutrée des officines peut en engendrer d’autres d’une férocité confinant à la folie…
Il est bien difficile de parler de ce roman étonnamment corrosif. L’histoire de cette grève somme toute banale dégénérant en un déchainement de violence est un modèle du genre. On sent le malaise grandir, les propos s’enliser, les actes s’aggraver – On accompagne les acteurs, plus ou moins sincères dans leur engagement, plus ou moins raccords entre eux, plus ou moins antipathiques – car non l’auteur n’épargne pas ses personnages, ce n’est rien de le dire, ni ses lecteurs en fait, Kevin Lambert n’a pas l’air du genre à se freiner et il pousse à la déflagration jusqu’à la catharsis ultime. C’est violent, cru, engagé, très bien vu et d’une totale cruauté. Cela m’a rappelé – dans une variante tellement moins extrême – ces fameux “déchainements de violence ” qui avait coûté une chemise de prix à l’un des directeurs d’une grosse entreprise française que je ne nommerais pas. J’avais trouvé les protestations outragés des victimes et de leurs amis politiques contre ces “inqualifiables actes de violences” assez comiques dans leur absolue hypocrisie – comme si priver les gens de leur emploi n’était que douceur et bénévolence et qu’il était impensable que les exclus se révoltent un jour (où que les têtes se remettent à tomber comme disait le grand HK*). Non que j’approuve. La violence me terrifie d’où qu’elle vienne et quelque forme qu’elle prenne mais il y a des déflagrations que l’on sent venir (bien que ce roman nous réserve quelques surprises en la matière).
Dans un autre veine, j’ai aussi beaucoup pensé à l’aquarium de Balbec et au divin Marcel qui décrivait si bien sur le mode plaisant les formes que peut prendre l’exclusion et ce qui pourrait en découler…
Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où, les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans les remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger).
Quant au personnage de Querelle, j’avoue qu’il reste une énigme pour moi. Je sens bien qu’il symbolise quelque chose, un autre genre de lutte contre l’ordre établi comme je le disais plus haut mais je ne suis pas sûre d’avoir bien saisi les intentions de l’auteur. (j’ai même été lire le Querelle de Brest de Jean Genet et regarder le film de Fassbinder ; ce qui était fort intéressant (et kitsch pour le film) mais je ne vois toujours pas vraiment le lien). Ceci étant, cela ne m’a pas vraiment gênée. Parfois il faut se laisser porter par l’écriture, accepter les zones d’ombres et jouir du moment. Car Querelle de Roberval est un roman fascinant, à la construction provocatrice, au style cru et brutal mais d’une indéniable puissance qui saupoudre l’horreur de poésie (à moins que ce ne soit l’inverse), le tout au service d’une peinture impitoyable de la violence sociale et de ses conséquences. À couper le souffle !
Querelle de Roberval – Kevin Lambert – 2018 – Héliotrope – 2019 – Le Nouvel Attila
*On lâche rien – HK et les saltimbanks
** À L’ombre des jeunes filles en fleurs – Marcel Proust –
L’avis de Karine
Lu dans le cadre du toujours bouillonnant Québec en novembre animé par ma très aimée Karine et moi même catégorie L’Amérique pleure – un livre engagé (mais il allait aussi dans Place de la république puisqu’il a été republié en France)