Dame Agatha a commis bien des crimes et des plus variés durant sa longue vie d’écrivaine. Dix petits nègres compte sans conteste parmi ses classiques avec son intrigue hautement retorse et son ambiance angoissante. Et voilà qu’un professeur de littérature se mêlerait de rectifier la reine du crime en montrant qu’elle se serait trompée du tout au tout dans ses déductions et aurait guidé ses lecteurs vers une fausse solution. Vraiment ? Et ce serait le criminel lui même qui nous raconterait son crime, n’hésitant pas – avec un certain culot – à affirmer des choses du genre “je voudrais dire ma surprise, alors que tout aurait dû m’accuser depuis le début de l’enquête, à l’idée que j’aie pu passer pendant près de décennies entre les mailles de la lecture et de la critique sans jamais être soupçonné.” Fi donc !
Et de continuer, “Cette série d’aveuglements en dit long sur la capacité de l’être humain à s’illusionner, et, contre l’évidence, à persister dans ses erreurs pourvu que celles-ci correspondent à sa vision tragique du monde, et ne viennent pas mettre en cause la représentation qu’il a de lui-même et des autres.”
Ici bien sûr ce trouve le noeud – et le sel – de l’affaire car bien entendu il ne s’agit pas simplement de prendre en faute sa majesté Christie, ni même de l’affronter sur son terrain en se montrant plus malin qu’elle. Je soupçonne au demeurant Pierre Bayard de nourrir une quelque peu coupable passion pour Dame Agatha. Non le propos est avant tout d’analyser les mécanismes qui permettent tant à l’auteure de nous manipuler qu’au lecteur de s’aveugler. Toute la rigueur et l’analyse critique de l’auteur – professeur de littérature française à L’université Paris VIII donc – est ici au service de l’astuce et du machiavélisme de dame Agatha et c’est délicieux. Certains de ces artifices – mais pas tous je dois le dire – m’étaient d’ailleurs connus, car notre reine aimait à les vanter – avec cette (auto)dérision qui faisait tout son charme – quand elle se mettait en scène dans ses propres romans sous le nom d’Ariane Oliver. Nul besoin de connaitre le roman par coeur (comme moi mettons), Pierre Bayard nous le décortique minutieusement avant de le déconstruire, tout en gardant quelque chose d’allègre voire de Christien dans son écriture et en particulier dans la confession du supposé vrai criminel (moi j’en resterai à la proposition d’origine mais je dois dire que c’était astucieusement vu). Bigrement intelligent !
La vérité sur Dix petits nègres – Pierre Bayard – 2019 – éditions de minuit


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