Élie vient de passer dix ans en prison pour meurtre. Pour la société québécoise, il a payé sa “dette”, mais la communauté innue de Natashkuan, la seule chose qu’il ait jamais connue, l’a définitivement banni. À 28 ans, sans repères ni attaches, il monte dans un bus pour Montréal et échoue comme tant d’autres dans les interstices de la métropole. Il découvre alors le parc Cabot qui rassemble chaque soir – par la grâce de la roulotte nourricière de Jimmy Lakota – une petite foule d’autochtones, innus, atikamekws, wendats, inuits, qui se retrouvent pour un peu de compagnie et de nourriture avant de replonger dans l’invisibilité de la rue. Une nouvelle communauté ? Peut-être. Et peut-être aussi, pour certains, une lueur d’espoir…
Encore un roman aussi touchant que troublant de Michel Jean tournant autour de ce que signifie être autochtone aujourd’hui au Québec. Ici il l’aborde par le biais de l’itinérance* – les SDF dirait-on on en France, les gens de la rue donc… ceux qu’on ne voit pas**, qu’on ignore même avec une application aussi constante qu’inconsciente. Mais derrière chaque invisible, il y a une histoire, parfois floue, parfois banale, parfois trop brutale pour être même abordée. Une histoire toujours humaine cependant et qui n’interdit pas forcément toute espérance. Et le lecteur s’attache facilement à ces personnages cabossés, à Marie, Caya, Géronimo, d’autres encore… et à Élie qui se méfie tant de lui-même mais se soucie toujours des autres.
Comme toujours le style est limpide, avec cette délicatesse qui permet d’envisager les pires horreurs sans voyeurisme. On y retrouve quelques personnages du Vent en parle encore*** – car le souvenir des pensionnats autochtones est toujours bien présent dans les histoires individuelles et ces femmes itinérantes se voient bien souvent ôter la garde de leurs enfants comme un écho dérisoire et tragique à d’anciennes tragédies. On y effleure aussi certains sujets d’actualités notamment les disparitions et meurtres de femmes autochtones**** mais aussi le racisme ordinaire et l’espoir de voir les choses changer. Tout au plus dirais-je que la fin frôle un peu l’angélisme, ôtant un rien de puissance à l’ensemble mais après tout, on a parfois besoin de fins heureuses. Poignant !
Tiohtiá:ke – Michel Jean – Libre expression – 2021
PS : Où je m’aperçoit que je n’ai pas parlé de ce nom – Tiohtia:ke – qui désigne l’île de Montréal en Mohawk (oui Montréal est une île sur le Saint-Laurent pour ceux qui n’ont pas la carte dans l’œil ni eu à pester contre le passage des ponts aux heures de pointes) mais je vais laisser la parole à Michel Jean:
L’île (de Montréal) a bien changé depuis Jacques Cartier. Vingt-trois ponts et un tunnel permettent d’y accéder, et des centaines d’avions traversent son ciel chaque jour.
Cependant, certaines choses demeurent. Le fleuve, imperturbable, coule des Grands Lacs vers le golfe. La montagne, qui avait impressionné Cartier, domine encore le paysage. Et des Autochtones habitent toujours à ses pieds.
Les Iroquoiens du Saint-Laurent qu’a rencontrés Cartier ont disparu. Jusqu’à la fin du xvie siècle, ils occupaient un territoire longeant le fleuve au Québec et en Ontario, et une partie de l’État de New York. Quand Champlain est venu soixante-quinze ans plus tard, ils n’étaient plus là. C’est ce qui fait dire à certains historiens que lorsque Maisonneuve a fondé Montréal en 1642, ce n’était plus un territoire autochtone, puisqu’il n’était pas occupé par eux.
Pour les membres des Premières Nations, cette question paraît futile. Ils ont toujours visité ou habité l’île qu’ils nomment Tiohtiá:ke, comme les Mohawks, installés sur la rive sud du fleuve, la désignent dans leur langue maintenant.
*itinérant : en France clochard ou plus récemment SDF (ce qui ne me semble pas exactement synonyme d’ailleurs mais bon, cela permet d’occulter les tragédies qui mettent des familles entières sur le trottoir).
**dans la grande tradition du Neverwhere de Neil Gailman ou les pauvres et les sans logis s’évanouissent dans les ombres de la rue
***Roman, que je ne saurais trop vous conseiller, sur l’abomination que furent les pensionnats autochtones… On retrouve aussi Jean-Nicholas Legendre le héros de Tsunami (et d’un autre roman plus ancien, je pense, que je n’ai pas lu car pas trouvé)
****Citons ce bon vieux wiki pour se faire une première idée chiffrée : “Les femmes autochtones au Canada, qui forment 4% de la population féminine du pays, représentent 24% des victimes d’homicides (en 2019)7. Elles ont un risque d’être tuées 12 fois plus élevé que les autres femmes au Canada”
De Michel Jean dans ces pages, le sublime Kukum et le magnifique Atuk, Elle et nous, et dans un autre registre mais tout aussi recommandable Tsunami et la Belle Mélancolie – My bad je n’ai pas chroniqué le Vent en parle encore (mais Karine si), en même temps j’avais eu beaucoup de mal à écrire sur Atuk, trop intimement remuée par cette histoire, trop effrayée à l’idée de ne pas lui rendre justice.
Et voilà c’était mon dernier billet de lecture du dernier Québec en novembre organisé par La divine Karine et moi-même pendant dix ans de bons et livresques services. Ce fut un plaisir… Et n’oubliez pas : lire québécois c’est pas qu’en novembre !