

Mona Latif-Ghattas est une écrivaine et poétesse québécoise née au Caire en 1946. Elle habite Montréal depuis 1966 et a publié plusieurs romans et recueil de poèmes ainsi que des traduction de l’arabe égyptien vers le français.
L’homme a pris son cauchemar pour son rêve
Il a suivi le son du cor
Gelé le cours de l’eau
Séché le suc des graines
Figé le flot du vent
Inondé le désert
Brulé l’arbre à encens
Étouffé l’oxygène
Dépucelé le ciel
Crevé l’oeil de la lune
Décapé le soleil
Pillé les vieilles tombes
Percé tous les volcans
Élimé la montagne
Éliminé le temps
L’homme a oublié la minute de vérité
Elle le surprend droit dans le coeur
Mona Latif-Ghattas – La triste beauté du monde 1993
Montréel a toujours été un endroit parfait pour implanter une ville, sans doute à cause de la zone neutre qui couvre le mont qui lui a donné son nom et où aucune magie n’a de prise. Pourtant, malgré cela, malgré les ancres géante qui canalisent et harmonisent les fluctuations magiques, la densité de la population entraine des risques. Heureusement les autorités sont là pour protéger la population… en limitant strictement tout ce qui a trait à la magie, en réglementant drastiquement la construction – d’où une décrépitude générale de plus en plus marquée ou en imposant la présence de suppresseurs dans tous les bâtiments. Pas de chance pour Clovis, avant qu’il ait pu remplacer les-dits suppresseurs défaillants de son logis, un fantôme a trouvé le moyen de s’inviter chez lui, pire de lui laisser un message et une mission. Comme si les revenants n’étaient pas déjà assez effrayants en restant muets. Mais serait-il raisonnable d’ignorer les dernière volontés d’un résidu si entreprenant d’autant que cette même nuit, un pâté de maisons entier a tout simplement disparu de de la surface de la ville et que les autorités sont bien en peine d’en expliquer la raison. Alors que la magie semble se détraquer de plus en plus dans une ville déliquescente, Clovis se retrouve entrainé bien malgré lui dans quelque chose qui, il en a peur, le dépasse largement…
J’ai toujours aimé les créateurs de mondes et c’est exactement ce que nous avons ici. Montréel est un livre qui, en un certain sens, se mérite. Il prend son temps pour planter le décor, présenter ses personnages, faire vivre sa ville, affiner les perspectives (les exergues en tête de chapitre, extraits de textes issus de l’histoire, de la sociologie ou de la littérature du monde alternatif de Montréel, en sont un raffinement qui – grand Tolkien – ne pouvait que me charmer) et ainsi de suite. Mais une fois installé dans le récit, ce temps trouve sa récompense car on se promène dans un monde étonnement crédible (et on parle d’un monde où la magie existe de tout temps quand même !), étrangement reconnaissable (quoique totalement différent, ce qui n’est pas le moindre de ses tours de forces), d’une finesse et d’une complexité plus suggérée que réellement expliquée, ce qui ne la rend que plus passionnante. Très ancré dans une période qui, à mon sens, pourrait être une seconde moitié alternative du XXe siècle, ce livre est un bonheur de lecture pour qui aime s’attarder, muser et se projeter dans des mondes sans repères. au fur de la lecture, l’histoire se délie, les pages tournent plus aisément, on se prends à rêver aux personnages, aux situations, aux étrangetés… il y a du Neverwhere dans ce Montréel et d’ailleurs un petit voyage dans la zone froide de Londres n’est pas à exclure, et qui refuserait une petite plongée dans l’inconnu. Prenant !
Montréel – Eric Gauthier – Alire – 2011
PS : Même que mon exemplaire est dédicacé parce que je suis tombé dessus aux Imaginales tout à fait par hasard et que je n’ai pas pu résister… un Montréal alternatif, non mais…
PPS : Et ne croyez pas qu’il n’y ait aucun rapport avec la réalité ou la ville d’aujourd’hui, c’est toujours plus compliqué avec la SF, serait-elle teintée de magie, mais je vous laisse le plaisir de la découverte et de l’interprétation… Gardons nous de divulgâcher quoique ce soit.
PPPS : Si vous n’avez pas lu Neverwhere de Neil Gailman, vous devriez…
« On ne voit dans la nuit que ce que les mains peuvent toucher. »
Uashat, la Baie, est une réserve Innu – ceux qu’on appelait Montagnais autrefois, qui donne dans la baie de Sept-îles sur la Côte nord. Disons à environ 900 kilomètres au nord est de Montréal en suivant le fleuve. En innu, Kuessipan signifie à toi ou à ton tour mais je ne sais pas très bien comment raccrocher ce titre à ce portrait en petite touches, presque des instantanés, d’un lieu qui est aussi une mémoire. À moins que ce ne soit une dédicace à ce lieu par une femme construite de souvenirs, petite fille privée de père, ado assoiffée d’une illusoire liberté et puis absente ou de retour mais désormais presque étrangère – l’innu à la ville, la citadine à la réserve. En quelques très courts chapitres de quelques lignes à quelques pages, parfois aussi saisissants que des poèmes en prose, Naomi Fontaine évoque la vie dans la réserve – sa vie – dans une langue aussi épurée qu’évocatrice. Pas de folklore, ni angélisme ni misérabilisme, la réalité crue d’aujourd’hui, ceux qui partent, ceux qui restent, ceux qui naissent, les problèmes de tous les jours, ceux plus profonds dans lesquels ils s’ancrent. C’est beau, ça fait réfléchir, ça secoue, ça donne envie de monter vers le nord, pas forcément pour aller voir Uashat mais pour respirer l’air salé de la baie et du fleuve. Puissant !
Kuessipan – Naomi Fontaine – 2011 – Mémoire d’encre
L’avis enthousiaste de Karine qui m’a donné envie, celui non moins enthousiaste de Ennalit
Aujourd’hui un extrait frissonnant de “Rabatteurs d’étoiles”,
le très beau recueil de Rachel Leclerc
Tous mes gris-gris lâchés sur le vent
les yeux brulés par le vif horizon
j’attendrai comme un mât totémique
le défilé des ombres au-dessus de ma tête
le tournoiement des spectres sur le littoral
qu’ils viennent tous qu’ils viennent donc
se haïr en moi qu’ils viennent vociférer
sur mes épaules et capituler dans ma voix
j’attendrais l’insomnie dans les reins
pour que je puisse t’aimer encore
pour que le temps m’appartienne j’attendrai
qu’ils viennent s’anéantir une dernière fois
Rachel Leclerc – Rabatteurs d’étoiles (extrait) 2003
À quelques jours des festivités de son vingt-cinquième anniversaire de mariage, le mari de Diane lui annonce qu’il la quitte pour une personne de sexe et d’âge non déterminée – mais facilement devinable, une femme plus jeune – et qu’elle serait bien aimable de ne pas gâcher la fête en gardant le secret jusque là. Pour Diane, c’est un séisme qui secoue son existence jusque dans ses fondements mais heureusement pour elle sous sa carapace de femme tranquille, professionnelle compétente, mère dorénavant consultante pour de grands enfants installés dans la vie, Diane cache un fond d’énergie brute, de folie douce et d’excentricité réprimée qui la sauve de la dépression pour la précipiter dans la colère. Une belle et sainte colère qui va apprendre aux profiteurs de tout horizon – à commencer par ceux de son ex-belle famille – qu’il n’est plus temps de compter sur sa douceur, sa compréhension ou rien de tout cela. Et c’est masse en main que Diane s’attaque à sa forteresse maritale désertée – sa maison – pour faire place nette…
A priori rien d’original dans cette histoire de femme délaissée aux abords de la cinquantaine, pourtant le roman de Marie-Renée Lavoie est une bouffée d’air pur, inspirante, parfois douloureuse, souvent pétillante, drôle et grave comme la vie. Car si Diane divague un peu et s’éparpille pas mal (ah l’imaginer courir pieds nus au bureau parce qu’elle vient de jeter ses bottes sur le bureau d’un collègue ou détruire à la masse le buffet honni, cadeau de sa belle-mère – jubilatoire), elle réfléchit aussi, au pacte éternel qu’on lui a promis – le mariage, à la famille qui fut sa raison d’être et dans laquelle elle s’est oubliée, à l’âge qui s’annonce, à l’amour qui ne se présentera peut-être plus, à l’amitié qui la soutient. Une petite merveille troussée par la plume truculente de l’auteure de la Petite et le vieux. Excellent !
Autopsie d’une femme plate – Marie-Renée Lavoie – 2017 – XYZ
l’avis de Karine qui a aimé elle aussi
PS : Outre La Petite et le vieux, grand coup de coeur, l’auteure a également écrit le syndrôme de la vis, mais je ne retrouve pas ma chronique – de là à penser que je ne l’ai pas écrite. Mea maxima culpa
La grande Anne Hébert, en plus des merveilleux romans que sont Les Fous de Bassan, Kamouraska ou les chambres de bois (entre autres), a publié plusieurs recueils de poèmes dont voici un extrait.
Il y a certainement quelqu’un
Qui m’a tuée
Puis s’en est allé
Sur la pointe des pieds
Sans rompre sa danse parfaite.
A oublié de me coucher
M’a laissée debout
Toute liée
Sur le chemin
Le cœur dans son coffret ancien
Les prunelles pareilles
À leur plus pure image d’eau
A oublié d’effacer la beauté du monde
Autour de moi
A oublié de fermer mes yeux avides
Et permis leur passion perdue
Anne Hébert – le tombeau des rois – 1953
Isallysun nous l’a proposé et bien sûr nous avons plongé avec enthousiasme et un clavier. Les listes, Karine et moi, c’est notre truc ! Même si les limitations sont toujours difficiles à respecter. Alors en avant pour un top 10 à la québécoise de mes coups de coeur livresques. À l’exception des deux premiers qui occupent une place particulière dans mon panthéon, l’ordre qui suit n’est que le reflet de mon désordre mental.
Continuons notre exploration de la poésie québécoise avec un autre classique : « Gaston Miron est considéré comme l’un des plus grands poètes québécois et comme une sorte de modèle pour les générations qui le suivent. Son écriture, placée au cœur de la langue de son pays, est riche en rythmes, mélodies et mots évocateurs de la réalité québécoise. Ses poèmes d’amour, amour pour les êtres et pour sa nation, sont à la fois les plus passionnés et les plus révoltés des textes de son époque. » Katia Stockman
Mon bel amour navigateur
mains ouvertes sur les songes
tu sais la carte de mon cœur
les jeux qui te prolongent
et la lumière chantée de ton âme
qui ne devine ensemble
tout le silence les yeux poreux
ce qu’il nous faut traverser le pied secret
ce qu’il nous faut écouter
l’oreille comme un coquillage
dans quel pays du son bleu
amour émoi dans l’octave du don
sur la jetée de la nuit
je saurai ma présence
d’un vœu à l’azur ton mystère
déchiré d’un espace rouge-gorge
Gaston Miron (1928-1996) – L’homme rapaillé